La nouvelle année

Me voilà encore embarqué dans une sacré galère.
La musique rebondit avec violence sur les murs de la maison. Les lumières flashent. Tout le monde danse, tout le monde rit dans une chaleur moite et étouffante. Tout le monde sauf moi. Je suis dehors, je me gèle, les deux pieds plantés dans la neige. Je ne me rappelle pas avoir déjà passé une nuit aussi glacée. À la radio, on annonçait moins quinze degrés. Je crois bien qu’on les a dépassé. Justement la nuit ou je suis obligé de m’éclipser. En parlant d’éclipses je pourrais jurer qu’il y en a une en ce moment. Aucune poussière de lumière ne daigne tomber du ciel, il semblerait qu’on a décroché les étoiles. La seule lumière qui me permet de me guider approximativement et celle des spots qui filtrent des volets. Je décolle mes pieds et me dirige vers la voiture. Les clés. Impossible de trouver la serrure. Je cherche, ça y est. Le siège est tellement froid qu’il me brûle les fesses. Paradoxe pour le moins surprenant. Contact. La voiture à beau tousser je sais qu’à la longue je finirais par l’avoir. Je pompe sur l’accélérateur. Le starter est tiré à fond. Putain, ce que j’ai froid. J’arrive difficilement à tenir le volant. Victoire le moteur tourne. Chauffage et ventilation à fond j’enclenche la marche arrière. Pour l’instant le souffle du moteur me mortifie, mais j’ai toujours eu l’impression que l’intérieur chauffait plus vite ainsi. Les pneus crissent sur la neige. J’aime ce bruit. C’est le même que celui des skis, il me rappelle la montagne, et ... Cécile. Je n’aurais pas à faire ce que je vais faire si elle était encore là. L'automatique dort dans la boîte à gant. Je ne sais pas si tout l’alcool que j’ai absorbé va vraiment m’aider. Va-t-il rendre les choses plus faciles ? J’en ai l’impression, il endort ma bonne conscience. Il anesthésie les remords. Mais jusqu’à quand ? Et puis, en aurais-je seulement ?
Je remarque des lueurs de cigarettes ,là-bas, devant la porte. Faut vraiment être taré pour fumer par ce froid. J’espère qu'ils ne me remarqueront pas. Heureusement la neige étouffe les bruits de moteurs et puis, la soirée du nouvel an est la plus arrosée.
Je suis assez loin maintenant pour allumer mes feux. Je tourne sur la nationale. Troisième, quatrième, cinquième, j’enlève le starter. L’huile a dépassé les soixante-dix degrés celsius, c’est suffisant pour que le moteur réponde à mes besoins.
La vie se résume à une traînée blanche et une traînée noire qui défilent à cent quarante. Sur la neige ? Oui ; je ne suis pas à un meurtre prêt. Ou serait-ce plutôt une envie de suicide ? Cécile tu me manques. Ce que je fais ce soir ne te fera pas revenir mais c’est le seul but de ma vie. Les fantômes sont des morts qui n’ont pas accomplis toutes leurs tâches avant de mourir. Or depuis que tu m’as quitté, je ne suis plus qu’un fantôme. J’ai l’impression de ne plus exister devant les autres. Mais ce soir je vais retourner à la vie.
Les villages défilent. Des lumières des pancartes aussitôt avalées par mon rétroviseur.
Une petite route sur la droite. Je rétrograde, dérape un peu et laisse le moteur ralentir. Deux cents mètres et encore à droite. J’éteins les feux . En seconde, je roule au pas. Premier passage, les volets sont ouverts. Des ombres tournent devant les fenêtres dans les lumières clignotantes.
Cent mètres plus loin j’ai fais demi-tour. J’ai avancé la voiture jusqu’à la grille ,au ralenti.
Le plafonnier est coupé avant même qu’il ne puisse s’allumer. Je sors, laissant le moteur tourner. Ils ne risquent pas de m’entendre. La musique est tellement forte que j’ai l’impression qu’un baladeur bat mes tympants. Ce n’est plus le froid, c’est l’automatique qui me brûle les mains. Le froid, je ne le sens plus. Je transpire de tout mon corps. Accroupis, contracté, je m’approche d’une fenêtre. À l’intérieur tout le monde danse. C’est la magie de la nouvelle année. J’ai repéré ma cible. Je n’oublierais jamais ce visage, comme celui de Cécile.
Chemise rouge, ceinture noire, jean vert, il danse. Plus pour longtemps. Je pointe mon arme sur lui. Il n’arrête pas de bouger. Plus pour longtemps. Je sais qu’à un moment il s’arrêtera. Mon doigt sur la gâchette. Cet arrêt sera définitif. Sa fin approche, le volume baisse. Petit temps mort avant le changement de disque. La vitre éclate dans un enfer de détonation. Sept exactement, à la suite, presque dans le même temps. Puis, il est tombé. Alors, sept nouvelles détonations ont retenties, l’atteignant au sol. Il restait une balle. Tout mon corps s’est tendu. Je ne faisais plus qu’un avec l’arme. Une dernière détonation a retenti. Je visais le haut du torse, le cœur. J’étais la balle qui le pénétrait. Et quand un dernier spasme a fini de lui ôter la vie, j’ai jouit. Et puis à nouveau ce froid terrible, aspiré par le carreau explosé. Pendant un instant, j’ai cru que c’était lui qui paralysait tout le monde. Mais c’était la peur. Puis, les cris ont éclaté, pour l’exorciser. J’ai été comme réveillé en sursaut. J’ai couru jusqu’à la voiture. La porte n'était pas encore fermée que j’étais déjà en seconde. J’ai pris à droite au carrefour, j’ai mordu sur un champ, à gauche. J’ai poussé la voiture à cent soixante pendant six kilomètres au compteur. Là, j’ai ralenti, rétrogradé en quatrième et roulé à soixante-dix sur neuf cents mètres puis je me suis arrêté.
Le corps était dans la cahute depuis hier, je l'y avais placé, un sans abris mort de froid. Je l’ai installé derrière le volant et je me suis assis à la place du mort. J’ai passé les vitesses comme j’ai pu, mon visage contre ses jambes mortes et gelées. Troisième, quatre-vingt kilomètre heure, c’était suffisant. J’ai bloqué son pied sur l’accélérateur à l’aide d’une branche qui calait le volant. J’ai vérifié que le Beretta était bien dans la voiture, j’ai ouvert la porte et j’ai sauté. J’ai immédiatement pensé à Cécile ; froid et dur. Elle était froide et dure, comme le sol sur lequel j’ai glissé, mi-neige, mi-verglas.
Elle était froide et dure parce qu’il l’avait abandonnée, blessée, dans la tempête en haute montagne. Quand on l’a retrouvé, elle était aussi froide et blanche que la neige, un frêle sourire accroché au coin de ses lèvres violacées. Un sourire parce que sa peau était tirée, parce que la mort l’avait délivré.
Aujourd'hui, c’est lui qui est mort. Il se vide de son sang au milieu de ses amis. Cécile, je nous l’étais juré. Je t’avais confié à lui. Ce lâche devait être ton guide. Mois j’étais resté, je ne connaissais pas la montagne. Aujourd’hui j’ai appris, j’ai fait l'ascension des plus hauts sommets d’Europe. J’espérais bien y rester mais ils n’ont pas voulu de moi. De toute façon il était trop tard.
Un éclair de lumière m'a ébloui, une déflagration m’a assourdi. La voiture a explosé littéralement. Passant par toutes les déclinaisons du soleil. Blanc comme un midi méditerranéen, jaune comme un matin normand et orangé comme un couché de soleil sur les landes. La voiture, ce qu’il en restait, glissait petit à petit vers la seine dans laquelle je voyais danser les flammes. J’ai continué à glisser jusqu’au virage. La voiture rougissante a coulé. À son contact, de l’eau s’évaporait dans un bruit de friture. Protégé par la neige et la glace, l’énorme chêne percuté par la voiture, légèrement de côté n’avait pas eu le temps de s’enflammer. La voiture avait rebondi sur la berge. L’essence s’était répandue et avait pris feu. Puis, le réservoir avait explosé. J’avais fait le plein avant d’aller à la soirée. La chaleur avait fait fondre la neige mais l’herbe ne s’était pas consumée. Plongé à nouveau dans une nuit d’encre je tâtonnais jusqu’au canot. Tout était calculé. Il reposait sagement sur la neige et une incroyable remontée d’air chaud devait s’instaurer sur tout le pays, par le sud ouest, avant le levé du soleil. Déjà, je sentais que la température était remontée de quelques degrés. Encore cinq heures et elle serait positive. Entraînant d’abord des chutes de neiges puis de la pluie. Celle-ci sera parfaite pour effacer toutes traces de ma machination. Aucune trace de pas, ni de glissade. Juste un arbre percuté, et de l’herbe roussie. Un banal accident. Rien de plus normal si l’on considère que l’accidenté était un meurtrier en fuite et sûrement ivre.(Des témoins le confirmeront.) Seulement, ce n’est pas mon corps qui dérive dans la seine mais celui d’un clochard calciné et bientôt pourri par les eaux, avec mes papiers, mes vêtements et l’arme du crime. Un clochard dont la silhouette est la même que la mienne. Pendant plus de quatre heures j’ai remonté la seine avec mon petit moteur électrique. Dans Paris, j’ai mis pied sur un quai. J’ai rejoins une station de métro, je m’y suis engouffré, le billet d’avion dans ma poche revolver. Direction Orly puis les îles. La vie n’est pas chère là-bas. Et ce n’est pas l’argent qui me manque. Le mariage avec Cécile avait bien arrangé mes affaires, elle était la dernière descendante des DE DIETRICHE, et j’ai touché l’assurance conséquemment à son accident.
Le soleil m’éblouit à travers le hublot, on vient de transpercer la couche de nuages. Il pleuvait sur Paris ; je ne laisse rien derrière moi si ce n’est regrets et remords.
 

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